“Le sac d’argent a acheté toute la gamme de fleurs chez sa grand-mère, mais il a très vite regretté son geste et est devenu furieux.”

Denis rentrait chez lui après une journée de travail épuisante. Les innombrables décisions importantes prises aujourd’hui se faisaient sentir sous forme d’une douleur sourde aux tempes, et il ne rêvait plus que d’une chose : se détendre et se reposer. À un moment donné, il eut l’idée de s’arrêter au marché en chemin pour acheter des légumes frais et préparer lui-même une salade. La cuisine avait toujours été sa passion, même si, habituellement, il commandait à manger dans des restaurants — il ne lui restait ni l’énergie ni le temps de cuisiner. Cependant, aujourd’hui, malgré sa fatigue, son humeur était étonnamment bonne, et Denis décida de se faire plaisir. Des pensées sur l’éventualité de passer une semaine en vacances chez ses parents lui traversèrent l’esprit. Ceux-ci possédaient une demeure à la campagne, où il se rendait de temps à autre, comme s’il s’agissait d’une station balnéaire.

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La nourriture faite maison, l’air pur et, surtout, la présence de ses proches lui paraissaient soudainement si attrayants. Tant qu’il se perdait en rêveries, il faillit même brûler le feu rouge. Luttant pour se concentrer sur la route, il tourna vers le parking du marché. Mais garer sa voiture s’avéra presque impossible. Se faufilant entre les voitures mal stationnées, il maudissait intérieurement ceux qui provoquaient ce chaos. Plusieurs fois, il envisagea même d’abandonner son projet et de commander une pizza ou quelque chose de similaire, mais il finit par se ressaisir. Ses nerfs étaient à vif et il n’avait pas encore l’occasion de se reposer. Denis savait bien que ce travail exténuant pouvait nuire à sa santé, mais son affaire prospérait en ce moment, et il rêvait d’assurer non seulement une vieillesse confortable pour lui-même, mais aussi pour ses parents et ses futurs enfants. Il n’avait pas encore de fiancée, mais il espérait un jour rencontrer une femme qui l’apprécierait pour ce qu’il était, et non pour le montant affiché sur son compte bancaire. Il imaginait une compagne modeste et sincère, pourtant rares, peut-être parce qu’il évoluait dans des cercles inappropriés.

Sortant de la voiture et redressant ses épaules, Denis se dirigea lentement vers les stands de légumes. Soudain, son attention fut attirée par une vieille dame, assise à l’entrée du marché et vendant des fleurs. Elle était là, la tête baissée, le regard vide et errant, comme si la vie avait été trop cruelle avec elle. Elle ne ressemblait en rien aux autres grand-mères qui vendaient habituellement des légumes, des baies ou des objets artisanaux et qui souriaient pour attirer les clients. Celle-ci restait silencieuse, les yeux baissés, et ne semblait pas vraiment vouloir vendre ses produits. Soudain, Denis se souvint de sa propre grand-mère. Dans sa famille, l’argent manquait souvent, et elle vendait fréquemment les légumes et les fruits de son potager pour acheter quelques choses d’essentielles. En regardant encore une fois cette vieille dame, il crut y voir le visage de sa grand-mère. Bien qu’elle eût disparu il y a quelques années, son image demeurait vivace dans sa mémoire. Sa grand-mère lui avait appris à respecter autrui et à être bienveillant, affirmant que la vie en serait d’autant plus douce. Un picotement parcourut son cœur lorsqu’il remarqua que personne ne prêtait attention aux fleurs et que la vieille dame saluait les passants d’un regard étrange et lourd, ponctué de soupirs.

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Pensant qu’il n’avait rien à perdre, Denis s’approcha de la femme et demanda le prix d’un bouquet. Celle-ci s’avéra être originale, et après une brève réflexion, il sortit un billet de cinq mille, le tendit à la vieille dame et déclara qu’il emportait toutes les fleurs, en lui précisant qu’elle pouvait garder la monnaie. La femme pâlit, ouvrit grand les yeux, fit le signe de la croix et une larme se forma. Elle tenta de le dissuader en lui demandant pourquoi il avait besoin d’autant, mais, entendant sa détermination, murmura doucement « merci » avant de se lever. À Denis, il semblait qu’elle n’était pas du tout heureuse de se séparer de ses fleurs. Il se demanda alors : aimait-elle simplement passer ses journées au marché, parler aux gens, ou profiter de leur présence ? Un sentiment désagréable s’empara de lui. La vieille dame rassembla ses affaires, remercia encore une fois Denis et s’éloigna lentement. Ce dernier jeta un regard sur l’énorme pile de bouquets désormais sans utilité. Puis son regard se porta sur une jeune femme qui vendait des concombres et des herbes à proximité. Elle le regardait comme si elle le tenait pour responsable de tous les malheurs.

 

— Mademoiselle, ces fleurs sont pour vous ! lança Denis en essayant de sourire.

— Mais, où aurais-je besoin d’autant ? répondit-elle, visiblement gênée.

— Eh bien, disposez-en dans chaque pièce de votre maison. Ou donnez-les en cadeau aux clients si vous n’en avez pas l’utilité, dit-il en haussant les épaules.

— Il paraît que vous aimez dépenser de l’argent sans compter ! marmonna-t-elle, accentuant son étonnement.

Denis se retourna, se sentant si mal à l’aise que c’était comme si un seau d’ordures avait été renversé sur lui. Pourquoi était-on en train de le blâmer alors qu’il avait simplement fait une bonne action en dépensant un argent durement gagné ? Certes, on pouvait comprendre la réaction de la jeune femme — après tout, qui aurait besoin d’un si grand nombre de fleurs ? Mais pourquoi la vieille dame avait-elle eu ce regard si amer à son égard ? Sur Internet, on voit maintes vidéos dans lesquelles des personnes aident des personnes âgées, et ces dernières pleurent de joie et racontent des histoires touchantes. Certes, Denis n’agissait pas uniquement pour récolter de telles émotions, mais son acte lui semblait désormais teinté d’une froideur inexplicable. Il se dirigea vers le parking, résolu à renoncer à l’achat des légumes, quand la jeune femme reprit la parole.

— Vous n’avez fait qu’aggraver les choses pour elle en achetant tout d’un coup et en donnant plus que nécessaire. Pour elle, c’est aujourd’hui comme si c’était le 8 mars, le jour qu’elle déteste plus que tout.

Intrigué, Denis se retourna lentement vers la jeune femme et la fixa intensément, attendant des explications. Finalement, il était évident qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire, puisqu’elle avait attiré toute son attention. Mais pourquoi la vieille dame était-elle si hostile envers la Journée internationale de la femme ? Habituellement, ce jour-là, le commerce des fleurs atteint des sommets.

— Pourriez-vous m’expliquer ce que vous voulez dire ? lança Denis d’un ton brusque, comme s’il s’adressait à une employée.

— Madame Zina vend ici depuis longtemps. Parfois, elle propose des chaussettes ou d’autres babioles, mais ce sont surtout les fleurs qui prédominent. Cependant, les marchandises ne sont pas à elle, et le profit ne lui revient pas. Son fils se sert de sa mère comme de main-d’œuvre gratuite. Ses connaissances lui fournissent divers produits, et il récupère la majeure partie de l’argent pour régler leurs coûts, tandis que le reste… — la jeune femme soupira profondément. — Le reste, il le dépense en alcool jusqu’à la dernière pièce. Il n’a absolument aucune modération. Vous lui avez donné bien plus que nécessaire, et maintenant, il va se saouler encore plus. Et pendant ces excès, rien de bon n’attend Madame Zina. Il finira par s’en prendre à elle, voire la contraindra à mendier dehors pour obtenir une nouvelle bouteille…

Une colère vive monta en Denis. Ses poings se serrèrent, les muscles de son visage se contractèrent et ses dents grinçaient les unes contre les autres. Voilà ce que peut engendrer le simple désir d’aider autrui ! Il ne pouvait concevoir qu’un fils puisse traiter sa mère avec autant de cruauté. Cependant, s’il était vraiment alcoolique, cela commençait à s’expliquer : l’alcool éteint la part d’humanité en l’homme, ne laissant derrière lui que la pourriture. Il était fort improbable que quiconque, profondément accro à ce « blanc », conserve encore le moindre éclat de pureté.

— N’y a-t-il vraiment aucun moyen pour elle de se protéger de son fils ? demanda Denis, peinant à contenir ses émotions.

La jeune femme continua alors en racontant ce qu’elle savait. Madame Zina avait maintes fois appelé la police lorsque son fils s’en prenait à elle, la frappant à coups de poing, mais faute de preuve suffisante, il était rapidement relâché.

— Au maximum, il fut retenu pendant quinze jours après avoir été trouvé dans un état quasi inconscient. Mais après chaque incident, il devenait encore plus violent, et ses menaces plongeaient la vieille dame dans une peur permanente. Finalement, elle se résigna à accepter son sort. Une fois, les hommes du marché avaient même envisagé de lui faire payer ses outrages, mais ayant découvert qu’il s’agissait d’un de leurs connaissances communes, ils abandonnèrent l’idée. Après une nuit de beuverie collective, la vieille dame fut punie de manière encore plus sévère pour avoir « trop parlé ». En somme, la seule chose qui lui restait à faire était de payer pour ses propres excès et de se taire, afin que son fils ne lui arrache pas, le tout dernier bien : sa vie.

La tête de Denis tournoyait tandis qu’il comprenait enfin pourquoi la vieille dame lui avait lancé ce regard si amer. Elle n’était pas du tout heureuse de l’argent qu’elle venait de recevoir. Le simple fait d’essayer de le dissuader d’acheter toutes ces fleurs laissait présager ce qui l’attendait ce soir-là. En se retournant, Denis constata que la vieille dame avait disparu de son champ de vision ; elle avait déjà suffisamment avancé, et il ne pouvait qu’imaginer où elle se trouvait.

— Savez-vous où elle habite ? demanda Denis en fixant intensément la jeune femme.

— Seulement à peu près. Ils habitent dans une petite maison en périphérie, dans un ensemble résidentiel, dans une rue qui me semble s’appeler la Rue Verte. La maison, comme elle le dit, est toute bancale et très ancienne. Mais vous ne pouvez pas la manquer. Madame Zina se plaint toujours du bruit et de l’affluence là-bas.

Denis hocha la tête. Il décida de s’y rendre et, si le fils était effectivement aussi détestable que la jeune femme le décrivait, il comptait lui donner une bonne leçon pour la façon dont il traitait sa mère. Toutefois, il ne prévoyait pas de mettre les mains dans le cambouis. Il savait pertinemment que son intervention devait être nette et efficace, afin de rendre la vie de cet homme intolérable.

Après avoir remercié la jeune femme pour sa franchise, Denis se précipita vers sa voiture. En programmant son GPS, il trouva la Rue Verte et s’y dirigea. La jeune femme avait raison : il ne fut pas difficile de trouver la maison. Dès que l’on s’approcha de la cour, une musique grêle et des voix ivres retentissaient. Il semblait que la fête avait commencé bien avant que Madame Zina n’ait apporté son argent. En apercevant celle-ci, assise derrière une barrière sous un buisson de lilas, Denis sortit de la voiture et s’en approcha. Elle était assise sur le sol, les bras croisés, en pleurs silencieux. Madame Zina marmonnait comme si elle récitait une prière. Peut-être cherchait-elle en effet une réponse à ses supplications, et Denis se trouvait là au moment opportun pour l’aider. Le cœur de l’homme se serra de compassion.

— Pardonnez-moi d’avoir acheté toutes vos fleurs ! commença à se justifier Denis. — Si seulement j’avais su…

Madame Zina leva les yeux embués et laissa échapper un sanglot discret.

— Pars, mon fils ! Ne te mêle pas de cela ! Ils vont te fondre sur le corps de toute la bande et te rouler dessus de coups !

Denis serra de nouveau les dents. Mais non, il était convaincu que sa horde d’ivrognes ne l’attaquerait pas. Certes, dans leur élan, ils auraient pu s’armer, mais Denis prévoyait d’agir avec calme et méthode.

— Montez dans la voiture. Je vais vous emmener d’ici, dit-il.

— Mais où, mon garçon ? répliqua la vieille dame. J’ai déjà essayé d’intégrer une maison de retraite, mais on m’a dit qu’il n’y avait plus de place.

— J’ai un appartement de ma grand-mère défunte qui est vacant. Je comptais le mettre en location, mais je n’en avais pas encore eu le temps. Je vais vous aider. Que votre fils apprenne à vivre par lui-même ! Assurait Denis. — Il finira très probablement par se retrouver seul, car il ne comprendra jamais vraiment à quel point ses actes envers vous sont inacceptables.

Madame Zina demanda un moment — environ cinq minutes — pour rassembler ses documents et quelques affaires qui lui étaient particulièrement chères. Denis ne s’y opposa pas, bien qu’il sentît que cette mission pouvait lui réserver des ennuis. Il resta debout près de la barrière, observant la scène et prêt à intervenir si nécessaire. Heureusement, le fils de Madame Zina, trop absorbé par ses affaires, ne remarqua même pas que sa mère s’en était discrètement allée avec un petit paquet. Denis l’aida à monter dans la voiture, et c’est à ce moment-là que l’insolent fils réalisa ce qui se tramait. Surgissant du jardin, brandissant une hache, il se mit à la balancer frénétiquement, mais Denis avait déjà démarré et, en appuyant sur l’accélérateur, il prit rapidement la route principale.

Madame Zina sanglotait, et Denis ne savait comment la réconforter. Il lui demandait doucement de ne pas ménager son fils, car cet homme avait depuis longtemps perdu toute humanité. Certes, il comprenait combien il est difficile pour une mère de faire abstraction de la douleur, mais il espérait tout de même qu’elle parviendrait à surmonter ses sentiments et à ne pas pardonner à celui qui la maltraitait.

Ayant installé Madame Zina dans l’appartement de sa grand-mère défunte, Denis lui apporta des provisions. C’est alors, alors qu’elle, en larmes, l’enlaçait fermement, qu’elle le remercia sincèrement, du plus profond de son cœur, pour sa gentillesse.

Quelques jours plus tard, Denis se rendit de nouveau au marché pour acheter des légumes frais pour Madame Zina — car dans les magasins, rien ne valait la fraîcheur du marché. Là, la jeune femme à qui il avait offert les fleurs le confronta soudainement, exigeant des explications sur ce qu’il était advenu de Madame Zina après son intervention.

— Rien de grave n’est arrivé ! s’empressa de se justifier Denis. — Elle habite chez moi, dans l’appartement de ma grand-mère ! ajouta-t-il, un peu confus. Pourtant, la situation le divertissait involontairement et, l’espace d’un instant, il se demanda si, finalement, la femme au cœur charitable qu’il avait tant cherchée se trouvait devant lui.

Après avoir acheté les légumes, Denis proposa à Tatiana — c’était le prénom de l’inconnue — de venir à l’appartement pour qu’elle puisse constater par elle-même que Madame Zina allait bien. Celle-ci fut ravie de revoir la jeune femme et raconta en détail comment Denis lui avait littéralement sauvé la vie. Madame Zina insista pour lui remettre toute sa pension en signe de gratitude, mais Denis refusa catégoriquement, n’ayant pas de soucis d’argent. Alors, elle déclara qu’elle se mettrait à tricoter et à coudre des vêtements pour ses futurs enfants, qui devaient inévitablement naître d’un homme si bon. Elle n’avait tout simplement pas l’habitude d’accepter l’aide sans rien donner en retour.

Tatiana demanda alors à Denis la permission de continuer à rendre visite à Madame Zina, celle-ci étant devenue pour elle comme un membre de la famille. Il répondit que, désormais, l’appartement appartenait entièrement à Madame Zina et qu’elle pouvait y inviter qui elle voulait.

Au fil du temps, Tatiana et Denis se virent de plus en plus souvent. La jeune femme devint peu à peu chère au cœur de Denis, et un jour, il se décida à l’inviter à un rendez-vous. À sa grande joie, elle accepta. Elle appréciait également la bonté de Denis, une qualité rare chez les personnes fortunées, qui gardaient chaque sou comme s’ils comptaient l’emmener avec eux dans l’au-delà.

Quelques mois plus tard, la nouvelle tomba : la maison de Madame Zina avait brûlé complètement, alors que son fils et quelques-uns de ses compagnons ivrognes dormaient profondément à l’intérieur. Certes, le cœur d’une mère fut brisé, mais Madame Zina fut entourée par Tatiana et Denis, qui la soutinrent dans ce moment difficile. Puis, enfin, Denis prit le congé tant attendu pour partir en vacances dans la maison familiale. Il voulait présenter Tatiana à ses parents et à Madame Zina qu’il avait sauvée. On pourrait dire que c’est cette femme qui, en quelque sorte, avait guidé sa destinée vers la rencontre de la femme de ses rêves.

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