Vassili avançait tranquillement dans le parc, se délectant des chauds rayons du soleil de mai. Les feuilles, déjà vigoureuses, bruissaient sous la légère brise, tandis qu’un parfum de pommiers et de lilas en fleurs embaumait l’air. Au loin, des voix d’enfants résonnaient. « Les miens ont bien grandi », pensa-t-il avec une pointe de nostalgie, en se souvenant de ses jumeaux, Lera et Denis.
Quinze ans s’étaient écoulés depuis son départ de la famille. Vassili revivait encore ce jour-là comme si c’était hier : la valise bouclée, les mots d’adieu à sa femme, l’annonce qu’il ne pouvait plus continuer ainsi. Il avait rencontré une autre femme, cru trouver en elle le bonheur auquel il prétendait avoir droit. Les sentiments pour Olya étaient, selon lui, éteints – pourquoi rester, alors ? Le mariage et les enfants, tout cela appartenait au passé.
Pourtant, autrefois, il s’était juré qu’ils seraient ensemble pour toujours. Lui, jeune lieutenant fraîchement affecté dans un garnison lointaine ; elle, étudiante en sciences de l’éducation venue effectuer son stage dans ce coin perdu. Leur rencontre : digne d’un film : lui, élégant en uniforme ; elle, délicate dans sa robe lilas à petites fleurs. L’amour avait jailli instantanément, et bientôt ils s’étaient mariés. Naquirent alors deux adorables jumeaux : Lera et Denis. Vassili croyait qu’il porterait sa femme sur un nuage pour l’éternité.
Les années firent de lui un officier aguerri, habitué à la discipline, aux horaires stricts. Olya, de son côté, avait pleinement embrassé la vie domestique. Ils s’étaient peu à peu éloignés, comme s’ils ne parlaient plus la même langue. Jusqu’au jour où il croisa Irina, dont l’enthousiasme et l’admiration semblaient combler le vide qu’il ressentait. Enivré par cette nouvelle passion, il plongea tête baissée dans une relation intense : soirées romantiques, promesses de renouveau.
Il jugea préférable de rompre avec Olya ; il la quitta sans remords, laissant l’appartement, proposant un « échange » honnête. Il n’imaginait pas l’étendue de la détresse qu’il semait derrière lui. Avec Irina, la passion fit long feu : leur cohabitation révéla bientôt des divergences irréconciliables. Elle réclamait luxe, voyages, objets de valeur ; lui travaillait sans compter les heures pour satisfaire ses exigences. Les disputes s’enchaînèrent, fugues émotionnelles et reproches incessants.
Pourtant, Vassili ne partit pas : ils s’étaient même unis de nouveau et avaient eu une fille… Jusqu’au jour où il rentra plus tôt et trouva Irina dans les bras d’un autre, un homme d’affaires fortuné dont elle n’avait plus eu que faire. Submergé par la trahison, il comprit qu’il avait détruit sa vie pour un rêve illusoire. De nouveau seul, il réalisait trop tard l’ampleur de son erreur : abandonner sa femme et ses enfants pour une promesse de bonheur factice.
Ce jour-là, il errait dans le parc, là où il avait jadis joué avec les enfants. Chaque détail lui rappelait un souvenir : cette même banquette où il observait Lera et Denis courir, l’arbre sous lequel Denis s’était fait mal, la reprimande d’Olya qu’il accueillait alors avec irritation et qui lui faisait désormais sourire. Assis, il ferma les yeux, aspirant du fond du cœur à réparer le passé, à serrer ses enfants tant aimés dans ses bras, à leur confier son remords et son amour.
— Papa ?
À cette voix, il rouvrit les yeux et découvrit une jeune femme grande et élancée, aux longs cheveux châtains. Ses yeux brillaient de surprise… et de joie.
— Lera ? articula-t-il, incrédule.
Elle acquiesça, dévoilant des fossettes qui lui rappelèrent celles d’Olya.
— C’est bien toi ! s’exclama-t-il, les larmes montant.
Lera s’approcha et le serra dans ses bras.
— On se promenait… Tu n’as pas changé, dit-elle en s’asseyant près de lui sur la banquette. Bon, juste un peu de cheveux blancs en plus.
— Quinze ans, murmura-t-il. Puis, d’une voix brisée : Lera, me pardonnes-tu ?
— Pardon ? répondit-elle, perplexe.
— Pour être parti, pour ne plus donner de nouvelles, pour avoir cessé d’envoyer de l’argent…
Un sourire tendre fleurit sur le visage de Lera :
— On t’en a voulu, bien sûr. Mais on a compris que c’était mieux ainsi.
Il la regarda, les yeux embués. Ses enfants avaient-ils vraiment pardonné ? Et Olya, l’avait-elle incités à l’oublier ?
— Et maman ? osa-t-il.
— Elle va bien : elle travaille dans un jardin d’enfants, elle adore son métier. Et elle a retrouvé quelqu’un, précisa Lera sans y penser.
Ces mots le transpercèrent : lui qui avait fui, se sentait à présent trahi.
— Denis se marie bientôt. Je te donnerai son numéro. Peut-être qu’il t’invitera, ajouta-t-elle.
Il appela son fils ; leur échange, plus réservé, n’en fut pas moins chaleureux. Denis l’invita à son mariage. Son cœur se serra de joie et d’angoisse : revoir son fils, sa belle-fille… et Olya.
Le jour venu, il entra dans la salle de réception, le regard cherchant Olya parmi les invités. Musique, rires, cristal des coupes : tout semblait flotter hors de portée.
— Papa !
Denis accourut.
— Bonjour, mon fils, répondit-il en l’enlaçant.
Le jeune marié l’entraîna auprès de sa compagne, Katia. Vassili souriait, heureux pour eux. Puis il aperçut Olya, debout près de la fenêtre, vêtue d’une robe bleu nuit. Elle aussi avait peu changé.
Leurs regards se croisèrent. Il s’avança.
— Salut, Olya.
— Bonjour, Vassili, répondit-elle avec calme, comme si rien ne s’était passé.
— Tu es ravissante.
— Toi aussi, tu portes bien tes années.
Ils échangèrent quelques mots sur les enfants et la vie. Un homme d’une cinquantaine d’années les rejoignit.
— Olya, tu n’as pas froid ? demanda-t-il.
— Non, tout va bien, chéri. — Laisse-moi te présenter Vassili, père de Denis et Lera.
— Enchanté, je suis Sergueï, répondit-il en serrant la main de Vassili.
Entouré des sourires de ses enfants et de la quiétude d’Olya à côté de son compagnon, Vassili sentit une douleur aiguë. La vie, mosaïque de mille fragments, s’était brisée sous ses mains. Il ne lui restait qu’un amer regret : consacrer ses jours à chérir ce qu’il avait autrefois détruit.