Une femme d’un certain âge, voûtée et amaigrie, avançait lentement dans cette rue déserte en ce calme soir. Le vent jouait dans ses mèches châtain clair, prématurément zébrées de gris, comme si le temps avait décidé de se moquer d’elle et d’accélérer son cours. Des cheveux s’échappaient de son vieux béret — autrefois sans doute raffiné, aujourd’hui dépassé, tout comme son manteau en drap de laine, usé, raccommodé par endroits avec un fil d’une autre couleur, mais visiblement son seul fidèle compagnon. Elle repositionnait sans cesse son sac lourd : le cuir y était effiloché, les anses usées jusqu’à laisser apparaître des trous, à l’image de sa vie elle-même, vécue dans la peine.
Chaque pas lui coûtait un effort visible. La fatigue se lisait sur son visage — ces rides fines comme des fissures dans un vieux miroir, menant au fond de son âme lassée. Pourtant, elle poursuivait son chemin sans lever les yeux, indifférente aux moqueries et aux chuchotements. Devant l’entrée d’un immeuble de cinq étages, des adolescents riaient, se lançant des regards malicieux, pointant du doigt son apparence, comme s’ils observaient une curiosité sortie d’un musée.
C’était son trajet quotidien — un simple raccourci pour regagner son logis. Mais son « chez-elle » était particulier : une vieille maison en bois, isolée au bout de la rue, comme abandonnée par le temps. Autrefois, tout un quartier de pavillons s’étendait là, avant qu’on ne les rase pour construire des tours. Les voisins avaient obtenu de nouveaux appartements, tandis que sa petite maison, elle, était restée là, solitaire, son palissade branlante, son jardin laissé à l’abandon, ses fenêtres sans lumière. Nul ne savait ce qui se passait à l’intérieur. Et cela alimentait toutes sortes de rumeurs.
Des commérages glissaient dans la rue, tels un brouillard empoisonné.
— Cette pauvre femme ! Comment peut-on se négliger à ce point ? — soufflaient des passantes en la dévisageant. — Elle ferait bien de changer de manteau ! Alors qu’elle travaille, paraît-il…
— Elle doit dépenser son argent en boissons, j’imagine, reprit une autre. — Ces gens-là économisent sur la nourriture et les vêtements.
— Mais elle nettoie les halls d’immeuble pour la régie ! ajouta une troisième. — Le matin et le soir, elle fait le tour de plusieurs bâtiments.
— Et alors ? On ne la paie pas assez ? Elle pourrait au moins s’habiller correctement ! C’est dégoûtant, on dirait une clocharde !
— Peut-être que c’est un manteau plein de souvenirs ? osa quelqu’un.
— Ah oui, les souvenirs, normalement, on les garde dans un placard, pas sur soi, railla la première.
Les tout-petits jouant dans la cour la regardaient avec crainte et émerveillement. Ils étaient convaincus qu’au-delà de cette haute clôture se cachait non pas un simple jardin, mais un monde merveilleux. Et que la femme était — rien de moins — que la Baba Yaga en personne, vivant dans une maisonnette magique, avec un chat qui parle, et… et…
Les adolescents, eux, roulaient des yeux, traitant son ombre fragile comme une relique vivante du passé. Chacun avançait sa théorie : une aristocrate en fuite, une ancienne espionne, ou tout simplement une malchanceuse ayant perdu la partie de la vie. Mais personne ne songeait à la lutte quotidienne qui se cache derrière ce dos voûté, où chaque jour est un exploit.
Un jour, les plus âgés, intrigués de voir les plus jeunes rôder près de sa clôture, s’adressèrent à eux :
— Pourquoi vous tournez toujours autour de cette « mendiante » ? Vous n’avez rien de mieux à faire ?
— Eh bien… répondit timidement le plus vif d’entre eux, — on aimerait savoir qui elle est…
— À mon avis, c’est la Baba Yaga, chuchota une fillette, les yeux brillants, — et dans sa maison derrière ce grillage, il y a un monde magique, et un chat qui parle, et…
— Sacrés rêveurs ! ricana un garçon. — Vous voulez la vérité ? Jouez aux détectives, à la Sherlock Holmes !
L’idée plut à tout le monde. Dès le lendemain, les « petits détectives » tendirent une embuscade. Ils attendirent qu’elle sorte pour tenter de jeter un œil dans son jardin dès que le portail s’ouvrirait. Mais rien. Alors ils la suivirent. Comme des ombres, ils la regardèrent descendre dans un sous-sol, en ressortir avec un seau d’eau et une serpillière. Puis elle entra dans un hall d’immeuble. Trente minutes plus tard, elle balançait l’eau sale dans la cour, jetait un sac de déchets, retournait chercher de l’eau propre et repartait vers un autre bâtiment. Les garçons, tapi derrière un coin de rue, patientaient, déçus : tout était banal.
De retour dans la cour, les aînés se moquèrent :
— Alors, Messieurs les détectives, vous avez découvert quelque chose d’intéressant ?
— Elle nettoie les halls d’immeuble, grogna l’un d’eux. — Et c’est tout.
— Eh bien, déjà ça. La Baba Yaga ne ferait pas le ménage, sourit le premier.
Le jour suivant, ils renouvelèrent l’opération à l’heure du déjeuner : elle sortit, et ils se lancèrent à sa poursuite. Tantôt cachés derrière un arbre, tantôt derrière un angle, ils peinaient à la suivre. Dans le tram, ils « voyageaient sans billet », glissant pour ne pas se faire repérer. Parfois, l’impression de s’être fait voir la faisait frissonner, mais elle feignait de ne pas les voir.
Un instant, elle pénétra dans une porte d’hôpital. Les garçons battirent en retraite, effrayés. Mais se ressaisissant, ils la suivirent jusqu’au hall… trop tard pour attraper l’ascenseur, ils ne surent qu’une chose : elle monta au cinquième étage. Ils s’y rendirent, mais on les refoula au bout du couloir.
— Elle doit y nettoyer, soupira l’un.
— Pire que les halls, chuchota un autre, — ici, elle fait la vaisselle.
Déçus, las, ils rentrèrent chez eux.
— Rien d’intéressant, râlaient-ils. — On s’était fait des idées…
Un jour, alors qu’ils traînaient comme d’habitude, ils furent attirés de nouveau par la vieille clôture. Et soudain, miracle ! Le portail s’ouvrit pour laisser passer un homme. Grand, bien mis, un pardessus élégant, une mallette en cuir à la main, il marchait d’un pas assuré, appartenant visiblement à un autre monde — un monde ordonné et prospère.
Les gamins échangèrent un regard complice et se mirent à le suivre. L’homme s’assit sur un banc près de l’arrêt de tram, et eux, discrètement, vinrent s’asseoir à côté, curieux. Il remarqua leur intérêt, esquissa un petit sourire, mais resta silencieux. Bientôt, le tram arriva, et il s’en alla, laissant derrière lui un nuage de mystère.
Les enfants regagnèrent la cour, tout excités :
— Elle n’est pas seule ! Il y a un homme qui lui rend visite ! Pas un sans-abri, un vrai gentleman !
Quelques jours plus tard, l’inconnu reparut en direction de la vieille maison. Les enfants se murmurèrent entre eux. Lorsque l’homme approcha de l’entrée, une petite fille, prise de courage, l’interpella :
— Monsieur, vous allez chez la Baba Yaga ? Vous n’avez pas peur ?
L’homme se figea, sourit, et, s’accroupissant auprès de la fillette, demanda avec douceur :
— De qui parles-tu ? De cette dame au vieux manteau ?
— Oui ! répondit-elle en désignant la maison. — C’est là que vit la Baba Yaga ?
L’homme rit, mais sans raillerie, plutôt avec chaleur. Les autres enfants s’attroupèrent, le cœur battant, attendant sa réponse.
Percevant leur sincère curiosité, il s’assit sur le banc, les regarda d’un air bienveillant, puis entama son récit comme une fable :
— Oui, je vais dans cette vieille maison. Mais je vous assure qu’il n’y habite pas de créatures de conte… Ce sont de très bonnes personnes.
— Des gens ? renifla le plus âgé. — Il n’y a qu’une mendiante, là-bas !
L’homme sourit, un voile de tristesse dans les yeux, puis prit la parole :
— Tu l’as appelée « mendiante »… Mais sais-tu à quel point elle est riche ?
Sa phrase resta suspendue. Deux femmes de la foule s’avancèrent, tandis que des voisins jetaient un œil aux fenêtres. Tous s’immobilisèrent, suspendus à ses paroles.
— Elle cache un trésor ? demanda l’un des plus insolents.
— Oui, répondit l’homme en hochant la tête, — un trésor dans son âme. Point d’or ni de bijoux… mais l’amour. Un amour désintéressé, profond et fidèle.
Il fit une pause, puis, conscient qu’on ne le laisserait partir sans explication, reprit :
— Je m’appelle Kirill. Je connais cette femme, Maroussia, depuis l’enfance. Nous avons grandi ici, avec elle et son mari Pavel. Nous étions inséparables : Maroussia, Pasha et moi. Pavel et moi étions tous deux amoureux d’elle, et elle choisit Pavel. J’acceptai son choix, et notre amitié dura. Aujourd’hui, je vis dans une autre ville, mais je reviens souvent les voir.
— Et son mari ? insista une voisine.
— Son mari…, la voix de Kirill se brisa, — il y a sept ans, ils ont eu un terrible accident en voiture. Pavel a tout tenté pour les protéger, mais en vain. Maroussia a survécu, grièvement blessée, des mois à l’hôpital. Pavel a survécu lui aussi, mais paralysé. Leur fils…, lui, a beaucoup souffert.
Le silence s’abattit. Puis il poursuivit :
— Dès sa sortie de l’hôpital, Maroussia a démissionné de son poste de directrice d’atelier dans une fabrique de poupées. Elle est devenue femme de ménage pour disposer d’horaires flexibles. Elle a ramené Pavel à la maison et s’occupe de lui depuis lors.
Quant au fils…, elle a dû vendre tout ce qu’elle possédait : bijoux hérités de son arrière-grand-mère, présents offerts par son mari… Tout est parti pour financer opérations, soins, déplacements à Moscou et en Allemagne. Et il y a peu, les médecins ont annoncé que son fils commence à marcher de nouveau. Elle lui a même acheté un ordinateur portable avec connexion Internet pour qu’il puisse suivre ses cours à l’hôpital.
Les enfants et les voisins écoutaient, bouleversés. Certains baissèrent la tête, d’autres pleuraient silencieusement, d’autres encore rougirent de honte. Kirill acheva :
— Quelques années après l’accident, je lui conseillais de confier Pavel à un établissement spécialisé. Je lui disais qu’elle était jeune et qu’elle avait encore toute sa vie devant elle. Elle me regarda avec un tel regard que je ressens encore la douleur. Elle m’a dit : « Si mes proches souffrent, je ne peux vivre pour moi-même. »
Il se leva, ajusta son manteau et se dirigea vers l’ancienne maison. La foule resta muette, les regards rivés au sol. Depuis ce jour, nul ne l’appela plus mendiante. Quand on la croisait, on inclinait respectueusement la tête en disant : « Bonjour, Maroussia. »
Quelques mois plus tard, un événement secoua tout le quartier. Maroussia invita chacun chez elle : son fils était rentré… et il marchait de nouveau. Elle organisa une grande fête dans la cour. Des tables couvertes de tartes, de confitures, du thé tiré du vieux samovar, seul héritage de son arrière-grand-mère, répandaient un parfum de bonheur.
Tous vinrent avec des cadeaux, des mots chaleureux et des cœurs légers. Dans un coin, Pavel était installé dans son fauteuil roulant, serrant sa femme par la taille. Il pouvait désormais se redresser, et ses yeux brillaient d’espoir : il savait qu’un jour, il se lèverait pour elle.
Kirill apporta des fleurs pour Maroussia et un nouvel ordinateur pour son fils. On buvait le thé, on riait, on chantait. Et il apparut clairement : peu importait la vétusté de son manteau, l’apparente désuétude de sa maison, ou l’étrangeté de sa silhouette — elle n’était ni mendiant, ni sorcière, ni énigme. C’était une femme digne du plus profond respect. Une femme qui n’a jamais abandonné. Une femme qui a sauvé sa famille.
Depuis, les relations entre voisins ont changé. Chacun a retenu une leçon : on ne juge pas une personne à ses vêtements. On ne se moque pas des malheurs des autres. On ne reste pas indifférent à ceux qui ont besoin d’aide. Et, surtout, on ne voit pas en l’autre un ennemi ou un mystère sans d’abord connaître son histoire.
C’est ainsi qu’a commencé une nouvelle page de la vie de cette rue, une page empreinte de respect, de compréhension et d’humanité.